Create Your First Project
Start adding your projects to your portfolio. Click on "Manage Projects" to get started
Sœur Morte
La mort de ma sœur ainée, début janvier 1991, nous frappa comme la foudre dans un ciel bleu. Le ciel n’avait pas été bleu, jamais été bleu, mais on s’était tant habitué au gris, que la notion de couleur s’était évanouie. Là, c’était une mort violente, et pour nous tous un réveil violent. Dans l’ensemble des évènements il y avait comme une suite symbolique, quelque chose de livresque. Que pouvais-je faire après cette rencontre avec mon impuissance ? Un récit pour la mémoire ? Evidemment. Cette mort m’avait jeté dans une confusion dont sur le moment je ne pouvais reconnaitre la gravité. Je ne le pourrai jamais. Comment peser le poids de la mort d’autrui a notre époque qui en fait soit une chose médiatique, soit une banalité ? Est-ce que la littérature n’avait plus rien à dire à son sujet, n’avait plus de prise sur elle ? Est-ce qu’elle l’avait abandonnée à la journalistique ? La littérature, peut-elle nous guérir « un peu » de la confusion générale et moderne ?
Peut-être ai-je commis l’erreur qui m’a souvent joué un tour, et qui pourrait se dire en deux mots : manger la soupe quand elle est trop chaude. C’est clair que je ne reconnais pas souvent la probité de ce proverbe. Pour moi l’actualité se transforme toujours en littérature, sinon perte de temps.
J’ai choisi un ton grave, simple, brève, comme un édicte gravée dans une pierre ancienne. J’ai évité l’anecdote. J’ai conté une fable moderne. J’ai placé le minuscule en face du grandiose et ils se valent : quand une sœur meurt, une guerre se déclare dans le Moyen-Orient.
On m’en a souvent voulu d’être … pessimiste. Les critiques furent tièdes. On me refusa d’en parler dans les écoles, les librairies. Je n’ai jamais compris. C’est vrai que ce n’est pas un livre drôle. Ne peut-on plus être grave devant un mort ? Doit-on se taire en toutes les langues ? Et moi, je déteste les prières, elles sont si fausses. Ne peut-on plus avaler ses larmes devant tout le monde ? Et comparer les mots avec les faits ? Les paroles avec les hommes ? Je n’ai toujours pas compris. Je me suis mis à nu en public, contre la moralité ambiante. On ne se rendait pas compte combien de couches protectrices j’avais gardées.
Bref, mon éditeur m’expliquait un jour qu’un livre ne se vend pas quand le mot mort figure dans le titre. Je ne me suis avec ce livre, en effet, pas fait d’amis dans le milieu. Mais un jour il m’a procuré une joie qui dure. C’est arrivé à la fête des vingt ans des éditions Le Temps qu’il fait, ou je me sentais mal à l’aise car mal aimé. Au milieu d’une discussion à la française, d’un intellectualisme haut comme la Tour Eiffel, obscure comme une philosophie allemande, au milieu d’une salle grande et remplie d’écrivains et critiques, un homme d’un certain âge s’est levé. C’était Baptiste-Marrey, son nom passait vite par les rangs, il était célèbre. Il avait un livre dans la main qu’il balançait comme un drapeau. Les gens se turent. D’une voix rauque il proclama dans le silence : voici le livre exemplaire, voici la direction que la littérature devrait prendre, pour se guérir. Et il prononça mon nom, et le titre de mon roman. Et il s’assit. Et la salle, ébahie, abasourdie, se tut encore de multiples secondes, avant de reprendre la discussion obscurissime. Et moi, j’eus les larmes aux yeux.
C’est pour ça que l’on écrit. Pour un Baptiste-Marrey.
Je l’ai remercié. Mais jamais assez. Il n’y a pas de mots.

